La problématique de la hiérarchisation des mémoires a défrayé la chronique en France avec l’Affaire Angot ; du nom de l’écrivaine journaliste qui s’est lancée à corps perdu dans une tentative sinistre de comparaison de la Shoa avec l’esclavage des Noirs. Tentative qui révèle au mieux une méconnaissance de l’histoire dramatique de l’esclavage et de la traite des Noirs avec laquelle il ne doit pas être confondu ; au pire une subsistance de mépris et de racisme anti-noirs décomplexés.
Mais ce dérapage qui trahit bien la perception des Noirs comme étant des êtres inférieurs qui méritent leur sort, est révélateur d’une perception collective occidentale, avec des spécificités nationales, et le style français, qui oscille entre le mantra de pays soi-disant capitale universelle des Droits de l’Homme, et l’art des prédations coloniales en Afrique noire dans laquelle la France est passée maîtresse.
Ainsi, malgré les beaux discours, cette perception des Africains Noirs sévit toujours. Dès lors, comment ajouter foi aux beaux discours que l’on tient en France sur les Droits de l’Homme depuis des siècles alors que le colonialisme et le néocolonialisme dans lesquels la France excelle sont inspirés par le racisme en général et le racisme anti-noir en particulier ? Il y a là donc une contradiction entre les discours et la réalité qui rend raison des dérapages du genre commis par Mme Angot sur une chaîne publique, dans une émission qui n’était pas en direct, et qui est passée sans retouche ni censure comme une lettre à la poste.
C’est dire que la problématique de la hiérarchisation des mémoires que les beaux discours français prétendent combattre est aussi un fait national, comme Durkheim parlait de fait social. Pourquoi et comment ? Cela réside dans la manière même dont la question de la mémoire de l’esclavage est traitée, de la manière dont est exploitée la distinction entre esclavage et traite négrière, comme si les deux fléaux étaient indépendants l’un de l’autre.
En effet, lorsqu’elle parle d’esclavage aujourd’hui, la France se tourne volontiers vers les descendants d’esclavage originaires des îles maintenant incorporées à son territoire, où ces crimes ont été commis ; et c’est à eux et à eux seuls qu’elle considère qu’elle a affaire dans sa quête de bonne conscience mémorielle. Quitte à nommer ou à monter en épingle un Monsieur ou une Madame Esclavage parmi ces descendants d’esclaves, avec un cynisme délibéré et une subtilité consommée, la France aborde la problématique de la mémoire de l’esclavage des Noirs sous le seul angle social et national. Et pour le reste, elle dit « basta ! » Pour ce qui est de l’Afrique d’où les esclaves étaient abattus comme du bois, ce n’est pas son affaire. Ou plus exactement, la France considère que cette question est réglée et entendue.
En effet, à son silence fait écho l’argument douteux selon lequel c’étaient les Africains, ou du moins, leurs rois et roitelets qui vendaient leurs propres sujets. Raisonnement qui, on le sait, n’est pas plus vrai que celui au détour duquel, de nos jours, on affirme que si tel ou tel pays africain voit ses matières premières (pétrole, uranium, diamant, etc.) exploitées par les grandes firmes occidentales comme Total, Areva, Shell, etc… contre des miettes et beaucoup de guerres et de pollution, ce commerce léonin résulterait aussi de la volonté de ces pays ou de leurs dirigeants.
Or, l’esclavage a été une grande hémorragie humaine dont l’Afrique ne s’est jamais relevée. Et ses conséquences matérielles et économiques continuent aujourd’hui, tel un sinistre écho, de hanter le continent le plus riche en matière première mais aussi le plus pauvre en qualité de vie humaine. Donc l’attitude qui consiste à balayer d’un revers de main sa responsabilité lorsqu’après plusieurs décennies de tergiversation et de procédures dilatoires, la France daigne considérer la problématique de l’esclavage des Noirs réduite à ses seules dimensions sociales et nationales, cette attitude cynique confine aussi à une hiérarchisation des mémoires. Puisque les Français – pour ne pas dire les Occidentaux – au moment où ils prétendent se pencher sur les souffrances et les droits des descendants d’esclaves de leurs nations, ne disent rien ou presque de l’Afrique, volée, violée, meurtrie, spoliée, déshumanisée sans interruption depuis des siècles, et se contentent de la renvoyer implicitement à sa propre responsabilité ou à celle de ses dirigeants accusés d’avoir vendu les leurs.
Alan Basilegpo